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Actualités 6 Mai 2025

Pourquoi l’usage de l’énergie primaire dans la taxonomie européenne pénalise la vraie décarbonation des bâtiments tertiaires ?

La taxonomie européenne et le décret tertiaire français s’inscrivent tous deux dans la dynamique engagée par les Accords de Paris.

Ces accords ont fixé l’atteinte d’une neutralité carbone mondiale d’ici 2050. Pour y parvenir, les États se sont engagés à mettre en œuvre des stratégies nationales de réduction des émissions, comme la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC) en France, et à orienter les investissements privés à l’échelle européenne.

C’est dans ce cadre qu’a été introduit en France le décret tertiaire, dès 2019, imposant une réduction progressive de la consommation énergétique dans les bâtiments du secteur tertiaire. À l’échelle européenne, cette logique a été amplifiée par le lancement du Green Deal à la fin de la même année, suivi de la création de la taxonomie verte en 2020, destinée à flécher les financements vers les activités compatibles avec l’objectif climatique de l’Union.

Un problème d’indicateurs
Mais si les objectifs sont alignés, les méthodes d’évaluation divergent, créant des effets de bord problématiques. La taxonomie repose sur la réduction de la consommation d’énergie primaire, c’est-à-dire l’énergie prélevée à la source avant toute transformation. Ce choix, logique pour comparer toutes les formes d’énergie à l’échelle européenne, devient un biais lorsqu’on l’applique au contexte français, où plus de 90 % de l’électricité est produite à partir de sources peu carbonées, comme le nucléaire et les énergies renouvelables. En dépit de cela, l’électricité reste pénalisée dans les calculs d’énergie primaire, du fait d’un facteur de conversion standard (environ 2,3) hérité de systèmes thermiques peu performants, non représentatif de la réalité française.

Exemple de paradoxe dans le tertiaire
Dans le secteur tertiaire, cette distorsion a des conséquences très concrètes. Les bâtiments consomment en moyenne plus de 70% d’énergies fossiles (principalement pour le chauffage) pour moins de 30 % d’électricité.
Or, remplacer une chaudière gaz par une pompe à chaleur permettrait de réduire significativement les émissions de CO2 (204 gCO2/kWh pour le gaz contre 21 gCO2/kWh* pour l’électricité française), mais ce type de projet peut être mal valorisé dans les grilles d’analyse basées sur l’énergie primaire, car il augmente la consommation d’électricité finale.
À l’inverse, des actions comme le remplacement de l’éclairage ou l’optimisation de la ventilation – bien que pertinentes – sont parfois préférées par les financeurs parce qu’elles affichent de bons scores d’énergie primaire, alors qu’elles ont un impact carbone bien moindre. On aboutit donc à une situation paradoxale où les critères réglementaires censés favoriser la transition énergétique peuvent freiner des projets à fort potentiel climatique.

Prenons le cas d’un bâtiment tertiaire d’enseignement en proposant deux actions de rénovation :
– Action 1 : Le remplacement d’une chaudière gaz (rendement 90%) par une pompe à chaleur avec un COP de 3 (rendement 300%)
– Action 2 : Le remplacement de tubes fluorescents par un éclairage LED.

Prenons les actions séparément :

En prenant les deux actions indépendamment et si l’on s’en tient aux calculs d’énergie primaire et en gain relatif, le gain en énergie primaire apparaît modéré pour l’action 1 (31 %), alors que le gain carbone réel est de 97 %. L’action 2 portant sur 60% d’énergie primaire est alors largement favorisée par le financier soumis à la taxonomie européenne.

Si on regarde maintenant le poids de chaque action dans la consommation globale du site, on s’aperçoit très vite que le gain carbone impacté par l’action 1 en émission CO2 est 90 fois supérieur à l’action 2, alors que le gain en énergie primaire l’est environ 1 fois.

En continuant à baser les décisions de financement ou les obligations réglementaires sur cette métrique, on oriente les efforts vers des actions moins pertinentes sur le plan climatique, tout en freinant celles qui permettraient une réduction massive des émissions. Cela conduit à des arbitrages incohérents, où une rénovation d’éclairage peut être favorisée par rapport à une sortie du gaz.

L’indicateur énergie primaire, tel qu’il est utilisé aujourd’hui dans la taxonomie européenne, ne nous semble donc pas adapté aux objectifs de neutralité carbone.

Cette incohérence devient d’autant plus problématique dans le contexte énergétique actuel : la France fait face à une surproduction d’électricité, liée à la remise en service d’un parc nucléaire quasi complet, au développement des énergies renouvelables, et à une consommation intérieure qui stagne ou baisse. L’électrification des usages fossiles, notamment dans le bâtiment, est donc un levier stratégique pour valoriser cette électricité bas carbone, éviter le gaspillage et décarboner massivement. Or, les critères fondés sur l’énergie primaire freinent paradoxalement cette dynamique pourtant cohérente avec les engagements climatiques.

Pour que les politiques climatiques européennes et nationales convergent vers une réelle efficacité, il faudrait de manière explicite les émissions de gaz à effet de serre évitées comme critère prioritaire et accorder moins d’intérêt à un indicateur qui n’est pas adapté aux enjeux. Sans cela, la taxonomie risque de favoriser l’optimisation réglementaire au détriment de l’efficacité climatique réelle.

Suppression de l’indicateur d’énergie primaire pour les CEE spécifiques
Au moment où nous écrivons cet article, l’arrêté introduisant le nouveau guide des opérations CEE spécifiques dans le calcul du gain énergétique est entré en vigueur le 28 avril 2025. Il fait évoluer justement l’indicateur pour calculer le gain d’économies d’énergie entre la situation de référence et la situation après travaux. Auparavant, c’était le gain en énergie primaire qui était utilisé pour calculer les économies d’énergies, désormais les gains seront calculés en énergie finale.

*Source : RTE